En président autocrate, Donald Trump étend ses pouvoirs et encourage un climat de divisions à quelques semaines des élections. Qui pour le contrer?
Un président qui vise un deuxième mandat après avoir été l’objet d’un procès en destitution et qui déclare à l’avance que les élections seront truquées? A quelques semaines du jour J, les Etats-Unis vivent une situation totalement inédite, presque ubuesque. Chaque jour apporte de nouvelles surprises, dans une campagne déjà chahutée par le covid. Les révélations s’enchaînent. Les dernières en date? La Maison-Blanche aurait ordonné à un responsable du Renseignement américain de ne plus faire remonter les rapports sur les menaces d’ingérence de la Russie, mais de se concentrer sur l’Iran et la Chine. Et Donald Trump a admis au journaliste d’investigation Bob Woodward qu’il avait sciemment minimisé la dangerosité de la pandémie.
Une vision apocalyptique
Donald Trump ne se contente pas de fustiger le vote par correspondance, qui devrait se généraliser à cause du coronavirus, en parlant de «fraudes massives» et en s’en prenant au financement du service postal: il a récemment été jusqu’à inciter à voter deux fois. Ce qui est totalement illégal. Pourquoi semer ainsi la confusion? Le président cherche-t-il à décrédibiliser à l’avance les résultats, histoire de contester une éventuelle défaite? C’est l’un des scénarios évoqués. Avec cette variante: il pourrait d’abord sortir gagnant et revendiquer sa victoire, mais ensuite se faire dépasser par Joe Biden au fur et à mesure que les résultats des votes par correspondance tomberont. Zizanie garantie. On pourrait s’acheminer vers un scénario avec des retards, d’éventuels recomptages de voix et des batailles devant les tribunaux.
Alors que l’Amérique est déjà à vif, le président va jusqu’à s’appuyer sur des réseaux conspirationnistes, prêts à tout pour qu’il reste au pouvoir (lire ci-contre). Lors de récentes manifestations apparues dans le sillage de la mort de l’Afro-Américain George Floyd sous le genou d’un policier blanc, puis de l’affaire Blake, Donald Trump n’a pas cherché à apaiser les tensions raciales. Il a plutôt contribué à accentuer les divisions de la société américaine, en accusant les démocrates d’être responsables des émeutes, de prôner l’anarchie et de vouloir plonger l’Amérique dans le chaos.
Dans tout ce désordre, qui exacerbe la colère des uns et des autres, une question revient en force: à quel point Donald Trump sape-t-il les institutions et représente-t-il un danger pour la démocratie américaine? Cela pose également la question de l’efficacité des contre-pouvoirs, Congrès et tribunaux notamment, censés empêcher des dérives présidentielles.
Jeff Colgan, professeur de sciences politiques à la Brown University de Rhode Island, ne mâche pas ses mots. Pour lui, le président représente une «grave menace» pour la démocratie américaine. Donald Trump «enfreint régulièrement les lois – comme le Hatch Act [qui interdit à tout employé fédéral de s’engager dans des activités politiques partisanes, ndlr] –, accorde la grâce présidentielle à des criminels qui ont agi à son profit, stimule les écarts de conduite lors des élections et encourage la violence», énumère-t-il. Il pense que Donald Trump pourrait très bien, en cas de défaite, refuser de quitter la présidence. Or, comme le relevait récemment le professeur de droit Lawrence Douglas dans nos colonnes, la Constitution américaine «ne garantit pas une transition pacifique du pouvoir, elle ne fait que la présupposer». Le système est particulièrement mal équipé pour faire face à des élections contestées, avec des marges de votes étroites dans les Etats pivots.
Des «laquais» au Ministère de la justice
Pour l’historien et spécialiste du droit constitutionnel Michael Klarman, la liste, qui vient s’ajouter aux tentatives du Parti républicain de restreindre le droit de vote, est également longue. Professeur à la Harvard Law School, il vient de consacrer un essai à la «dégradation de la démocratie américaine». Donald Trump «qualifie la presse d’ennemie du peuple; agresse les juges fédéraux qui invalident les politiques de son administration ou incarcèrent ses anciens associés politiques; politise l’application des lois, les services de renseignement et le reste du gouvernement fédéral; utilise la présidence à des fins personnelles; encourage sournoisement la violence; fait des déclarations racistes et adopte des politiques racistes; ment systématiquement; érode la transparence du gouvernement; exprime son admiration pour les autocrates étrangers et délégitimise les élections et l’opposition politique», énumère-t-il pêle-mêle.
Il ne cache pas son pessimisme. «Les institutions et les acteurs qui défendaient les normes démocratiques pendant la première année de Trump ont été considérablement compromis ou complètement éliminés par la suite, alors même que les transgressions du président devenaient plus effrontées», écrit-il. «Qui aurait cru en 2017 que Trump pourrait purger la direction du FBI, entraver massivement l’enquête sur la Russie [l’ingérence russe dans la présidentielle de 2016, ndlr], mettre en place des laquais au Ministère de la justice et dans les agences de renseignement […], faire pression sur un dirigeant étranger pour nuire à son adversaire politique et se rapprocher des autocrates étrangers, alors que le Parti républicain a été, pour l’essentiel, silencieusement complice?»
La métaphore de la grenouille
Reste que Donald Trump n’est pas à l’origine de l’affaiblissement des institutions américaines, avertit-il. Il en est à la fois le symptôme et l’accélérateur. C’est ce que relève également Nanya Springer, juriste au sein de l’organisation Protect Democracy, fondée début 2017, notamment par des anciens de l’administration Obama. Elle aussi s’inquiète de la politisation d’institutions censées rester indépendantes, comme le Ministère de la justice, ou de la désinformation véhiculée par le fil Twitter du président et des agences gouvernementales. «Il est toutefois important de reconnaître que le président Trump est un symptôme des problèmes de notre démocratie», analyse-t-elle. «Les ravages qu’il a causés aux institutions démocratiques n’auraient pas été possibles si ces institutions avaient été plus fortes et mieux protégées au départ. C’est pourquoi il est essentiel que le Congrès poursuive un vaste ensemble de réformes démocratiques – afin qu’un autre autocrate en herbe ne puisse pas profiter des lacunes et des faiblesses de notre système de gouvernance.»
Selon Michael Klarman, il y a plus grave: la majorité des Américains ne semblent pas reconnaître la gravité de la menace, pense-t-il. Il utilise la métaphore de la grenouille et de l’eau bouillante. Si on jette une grenouille dans de l’eau bouillante, elle s’en échappe. Mais si on la plonge dans l’eau froide qu’on fait progressivement bouillir, elle s’engourdit ou s’habitue à la température. Pour finir ébouillantée.