INTERVIEW. Aux yeux de la politologue russe Tatiana Stanovaya, le patron de Wagner qui s’est mutiné n’a pratiquement aucune chance de réussir contre Poutine.
Par Marc Nexon/Le Point
Evgueni Prigojine, 62 ans, a franchi le pas. Le patron de la compagnie de mercenaires Wagner, en lutte depuis des mois avec la hiérarchie militaire, entre en rébellion. Ses hommes occupent désormais le QG de l’armée à Rostov-sur-le-Don, une ville russe proche de la frontière ukrainienne et centre de coordination des opérations militaires.
Son objectif : renverser le ministre de la défense Sergueï Choïgou et le chef d’état-major Valeri Guerassimov, coupables à ses yeux de le priver de munitions, de médailles et de bombarder ses camps. Prigojine affirme que ses troupes ont abattu un hélicoptère russe. Une colonne de véhicules militaires de Wagner aurait également été aperçue sur l’autoroute en direction de Moscou. « C’est un coup de couteau dans le dos de notre peuple et de notre pays », a déclaré Vladimir Poutine qui promet des « punitions inévitables ». « Le président s’est lourdement trompé, lui a rétorqué Prigojine, nous sommes des patriotes… Nous ne voulons pas que notre pays continue à vivre dans la corruption, le mensonge et la bureaucratie ».
La politologue russe Tatiana Stanovaya, à la tête de l’institut R. Politik et qui dispose de plusieurs sources au sein du Kremlin, juge le pari de Prigojine quasi impossible.
Le Point : Prigojine peut-il rallier une partie du pouvoir à sa cause ?
Tatiana Stonovaya : Au sein de l’élite, de la hiérarchie militaire et parmi les hauts fonctionnaires, il n’existe pas de soutien à Prigojine même si certains peuvent éprouver du ressentiment à l’égard de Poutine ou défendre une position antiguerre. Ils comprennent que Prigojine est allé trop loin. Dans la situation actuelle, Prigojine est condamné.
L’armée régulière est-elle à ce point anti-Prigojine ?
Il existe une incertitude autour de l’attitude des soldats. Comment réagiront-ils si on leur demande de tirer sur les troupes de Prigojine. Je pense que le pouvoir va tout faire pour éviter un bain de sang et éviter de prendre d’assaut des bâtiments occupés par des civils à Rostov. Poutine veut éliminer Prigojine, cela ne fait plus de doute, mais il veut l’isoler physiquement, le couper de ses ressources et l’amener à se rendre.
Prigojine prétend qu’il dispose de 25 000 hommes prêts à mourir… L’affaire sera-t-elle aussi simple ?
À ce stade, beaucoup d’observateurs mettent en doute le chiffre qu’il avance.
Dès lors, comment expliquer qu’il s’entête ?
Prigojine vit dans l’illusion qu’il a des partisans au sommet de l’État. Certes, à un moment, des personnes comme le chef de l’administration présidentielle Anton Vaïno ou l’homme d’affaires et ami de Poutine Iouri Kovaltchouk ont pu l’aider ou le défendre. Mais c’est fini. Les généraux ne courront pas le risque de se rallier à lui. On évoque parfois le cas de la garde nationale qui pourrait basculer, mais c’est une force de sécurité intérieure qui ne fait pas le poids avec l’armée. On évoque aussi le FSO, le service de protection des personnalités ou des figures influentes comme le gouverneur de Toula Alexeï Dioumine, un ancien responsable du FSO, mais ce sont seulement des connaissances ou des amis de Prigojine au sein du régime, en aucun cas des alliés. Il en est de même du général Sergueï Sourovikine, pendant un temps à la tête des opérations militaires en Ukraine. Ce dernier condamne son action.
Pensez-vous que la Russie soit au bord d’une guerre civile ?
Je ne pense pas que les conditions soient réunies. Regardez l’attitude des gens dans les grandes villes. Est-ce qu’ils sortent dans la rue en criant « Prigojine président ! » ? En face, Poutine a compris qu’il devait tenir un discours de fermeté et appeler à la destruction de Wagner. En revanche, si la situation s’aggrave, je n’exclus pas que dans deux ans les conditions soient là.