Avant le confinement et la pandémie de la Covid-19, il y avait eu, fin 2019 les grands mouvements sociaux contre la réforme des retraites. Rien d’équivalent, certes, entre une situation sanitaire sidérante et trop souvent mortelle qui a enfermé un long temps les corps et les esprits et une lutte collective et libératrice d’une grande partie de la nation contre un projet considéré comme injuste et inacceptable.
Rien d’équivalent, certes, et même aux antipodes l’un de l’autre, mais qui ont eu cependant une conséquence comparable sur la fréquentation des théâtres, et notamment du TGP. À cette époque, en décembre 2019, un spectacle passionnant était à l’affiche du CDN de Saint-Denis : Et le Cœur fume encore, qui pâtit donc de la situation. Voilà pourquoi Jean Bellorini et Julie Deliquet, ancien et actuelle directeur et directrice du TGP, ont décidé de le proposer à nouveau pour une dizaine de représentations.
« Il faut dire que le spectacle avait attiré de nombreux Dionysiens l’an dernier car le thème de la pièce leur est sensible et c’est aussi ce qui nous a poussés à la reprendre », précise Marie-Hélène Bâtard, responsable de la communication au TGP.
Entre souvenirs et amnésies
Le thème, c’est la guerre d’Algérie, ou plus exactement sa mémoire aujourd’hui, et peut être plus encore ses oublis. Il est dû à deux jeunes femmes de théâtre de grand talent, Dionysiennes qui plus est, Margaux Eskenazi et Alice Carré. « Cette période est très fortement inscrite dans les mémoires familiales mais, officiellement, par volonté politique, tombée dans l’oubli en France, nous disait l’an passé Alice Carré. Des milliers de destins ont été brisés par cette guerre, mais pas de la même manière. Et les souvenirs et plus encore les amnésies véhiculent ces différences. Ce tabou vieux de près de soixante ans participe aujourd’hui au paysage politique et est aussi devenu un facteur d’exclusion sociale », poursuivait-elle.
Partant de ce constat, Margaux Eskenazi et Alice Carré ont travaillé à partir de faits historiques, de témoignages vécus et de paroles d’historiens, d’associations, d’intellectuels et de poètes (avec notamment des extraits de textes de Kateb Yacine, d’Édouard Glissant, d’Assia Djebar, de Jack London…) qui leur sont apparus très vite porteurs d’un grand potentiel théâtral. Elles ont conçu, avec un sens aigu de la mise en scène, une constellation de personnages et de parcours que l’on découvre à travers une succession de scènes où se mêlent souvenirs exprimés et tus, parfois refoulés, de destins brisés, aussi bien d’appelés du contingent, de militants FLN en Algérie et en France, de Harkis, de Pieds-noirs, d’intellectuels, de fascistes de l’OAS, de gens du peuple…
« Nous avons élaboré un parcours en deux parties, la première concernant la guerre d’Algérie, et la seconde ses traces dans les mémoires, au sein des vies personnelles, intimes, et dans le paysage politique français », précisait Alice Carré. Sans concession, tous les volets de ce qu’on a appelé la sale guerre ou plus hypocritement « les événements », sont abordés ici, à travers bien sûr ce qui est dit mais aussi ce qui fut caché ou encore indicible.
Rien n’est occulté de cette histoire portée par des comédiens et comédiennes remarquables de justesse qui font que la rigueur historique et l’émotion des situations sont intimement liées. Il s’agit là d’un spectacle d’une rare intelligence.
Benoît Lagarrigue/JSD